Forum Economique Breton 2024

RAOUF BOUCEKKINE, PRÉSIDENT DU CENTRE FOR UNFRAMED THINKING (RENNES SCHOOL OF BUSINESS) « LE CUT EST LE PREMIER INSTITUT D'ÉTUDES AVANCÉES EN BRETAGNE »

Raouf Boucekkine, président du CUT
Pourriez-vous nous présenter ce qu’est le CUT ? 

Le CUT est le premier Institut d’Etudes Avancées (IEA) en Bretagne, et le premier au monde à être établi au sein d’une business school. Il fait ainsi partie du réseau FIAS, « French Institutes for Advanced Studies », qui est cofinancé par l’Europe. C’est au départ un incubateur de recherche croisant les expériences disciplinaires diverses de chercheurs étrangers invités (résidents ou fellows) au plus haut niveau mondial et de chercheurs de Rennes School of Business et ses partenaires locaux sur des questions interdisciplinaires. Ainsi le CUT compte parmi ses senior fellows le grand roboticien japonais Toshio Fukuda (Université de Nagoya) ou l’écologue renommé Andy Dobson (Princeton). 

En quoi le CUT est-il innovant par rapport à d’autres IEAs ? 

Deux éléments distinguent le CUT du modèle de base de l’IEA. Tout d’abord, une interdisciplinarité très large. La grande majorité des IEA n’accueillent que les Sciences Humaines et Sociales (SHS). Pour traiter sérieusement la question des transitions, nous pensons qu’il faut aller beaucoup plus loin et stimuler le dialogue entre les SHS et les sciences dures comme la climatologie, l’écologie ou la robotique ainsi que toutes les sciences de l’environnement. Ensuite et de façon plus nette encore, nous prônons l’intersectorialité, c’est-à-dire la collaboration en profondeur entre des intellectuels, des chercheurs et des entrepreneurs dès le début de l’incubation, avec pour toile de fond la question de l’impact réel de la recherche. Cette intersectorialité concrète ainsi que l’ouverture à la société (notamment à travers des cycles de conférences « au cœur de la cité ») nous semblent clé pour co-construire une recherche de haut niveau à impact réel. 

Quels sont les sujets privilégiés par le CUT ? 

Nous avons trois grands programmes, les trois sur les transitions en cours : 
- Green Innovation and Climate Management : nous nous penchons sur le sujet des innovations durables (ou vertes) en connexion avec les objectifs globaux et locaux de la transition écologique, une bonne partie des travaux étant dévolue aux entreprises. 
- Knowledge in Society : nous nous intéressons à la production des savoirs par l’Homme, de leurs impacts sur les évolutions sociales et sociétales, et de leurs interactions avec celles-ci. Les questions induites par la transition digitale, et donc l’intelligence artificielle, sont explorées en profondeur notamment pour leurs implications éthiques et (géo)politiques. 
- Organizing Towards or Against Extinction ? : nous tentons de répondre à une grande question, « comment faut-il changer notre façon de nous organiser si on veut éviter l’extinction ? », en croisant les approches sociologique, anthropologique ou de philosophie politique et en nous appuyant sur les études sur l’activisme social en lien avec le changement organisationnel au niveau des entreprises. 

Au CUT, vous collaborez étroitement avec des acteurs issus du monde de l'entreprise. Quels sont les bienfaits de ce fonctionnement ? Devrait-il selon vous être adopté plus largement dans le milieu universitaire français ? 

Pour nous, comme expliqué ci-dessus, l’intersectorialité est instrumentale dans la genèse d’innovations à impact réel. Dans les faits, cela se traduit par des collaborations étroites avec les entreprises intéressées par le type d’interaction proactive avec la recherche que nous proposons. Citons ici par exemple Goodwill, dirigée par Alan Fustec, qui est lancée dans un programme de longue haleine sur la triple comptabilité (économique, environnementale et sociale). Concernant la transition digitale, nous travaillons avec Huawei France sur des thèmes allant de la souveraineté numérique à la diplomatie digitale. Capital Fund Management est notre partenaire privilégié dans le domaine de la finance environnementale, notamment pour calibrer et faire face au risque climatique. L’interaction étroite avec l’industrie est courante dans certains départements universitaires (notamment les instituts polytechniques ou en biotechnologie), elle l’est beaucoup moins dans les départements de SHS, et encore moins dans la galaxie élitiste des IEA. En ce sens, le CUT est une exception, et même une première dans le cadre des IEA. 

Quel est votre point de vue de chercheur sur l’expression de « croissance régénératrice » ? 

Je pense qu’il est plus que temps de dépasser les débats sémantiques. Pour ma part, j’aime bien le mot « croissance ». Face aux transitions lourdes qu’il faudra bien gérer concrètement, la décroissance n’est pas un mot d’ordre bien engageant, et de fait ceux qui la prônent ne lui donnent aucun contenu programmatique détaillé réaliste à court terme. Il s’agit surtout de voir dans un premier temps, secteur par secteur, et sans doute entreprise par entreprise, quels types de transformations organisationnelles et technologiques prioriser pour faire évoluer les emplois et les modes de production dans le sens des aiguilles des transitions. Si les dispositifs publics sont puissamment incitatifs pour induire ces transformations et ces (vertes) innovations nécessaires, il n’y a aucune raison d’enterrer le progrès économique et social. Historiquement, le progrès technique induit a toujours permis de dégager des marges de manœuvre pour l’Humanité, la couleur verte lui siéra bien mais il ne peut être qu’une partie de la solution. Ceci dit, il n’y a pas de raison de douter que les ajustements comportementaux individuels suivront, d’autant plus vite que les politiques publiques incitatives seront avisées et…massives. 

Selon vous, devient-il nécessaire aujourd'hui de repenser nos modèles économiques ? 

Oui, clairement. Il nous faut repenser plus en profondeur encore certains concepts. Cela fait un certain temps que les économistes, en tout cas ceux du développement, ont reconsidéré leurs concepts, remis les problèmes à la bonne échelle et appris à mesurer plus sérieusement le bien-être des gens (que par la simple prise en compte de la consommation). Rappel historique : les économistes mainstream ont massivement répliqué au Rapport Meadows du Club de Rome de 1972 (sur la nature irréaliste d’une croissance infinie) par une…flopée de modèles mathématiques. Les choses ont beaucoup changé depuis, et même si aucun économiste mainstream ne voudra renoncer au concept d’équilibre par exemple, la profession dans sa grande majorité est plus que consciente par exemple que les défis intellectuels et opérationnels posés par le réchauffement climatique sont d’une ampleur telle qu’il faudra plus que des ajustements à la marge des modèles de base. Nous travaillons activement à ce type de problématique au CUT. 

Aujourd'hui, innover pour innover ne suffit plus. Comment peut-on concilier l'innovation avec les impératifs de durabilité ? 

Nous sommes bien d’accord. Comme dit ci-dessus, l’innovation doit changer de nature. Elle doit être indexée sur les transitions (notamment écologique) et viser l’impact réel. C’est plus facile à écrire qu’à faire. Pour notre part, nous pensons qu’une approche intersectorielle déclinée à la bonne échelle dès le début d’incubation des projets de recherche peut faciliter ce processus. C’est dans ce but que le CUT a mis en place une dizaine d’équipes de recherche interdisciplinaires et intersectorielles, opérationnelles dès le mois de septembre (présentation de ces équipes et leurs projets de recherche, le 14 septembre 2023 au campus rennais de Rennes School of Business).